Les pucerons sans père de Charles Bonnet
En 1745, Charles Bonnet décrit les expériences multiples, en conditions contrôlées qui lui ont permis de démontrer l’existence de reproduction non sexuée chez les pucerons. La mise à disposition des données, la description du protocole pour le rendre reproductible sont encore au cœur de la démarche scientifique aujourd’hui.
Un jeune Genevois, inventeur de l’insectologie
Si l’étude des insectes a existé bien avant Charles Bonnet (1720-1793), c’est le terme insectologie que celui-ci a inventé dans la préface de son ouvrage « Traité d’insectologie ». La science des insectes n’avait pas encore reçu de nom spécifique, contrairement à l’étude des plantes (la botanique) ou celle des pierres (la lythologie, devenue minéralogie). C’est au XIXe siècle que le terme sera remplacé par entomologie.
Un jeune homme passionné
À 17 ans, Charles Bonnet écrit à René Antoine Ferchault de Réaumur. Celui-ci, directeur de l’académie des sciences de Paris vient de publier « Mémoires pour servir à l’histoire des insectes ». Bonnet lui présente un mémoire sur le comportement d’une chenille qui tisse un fil de soie pour retrouver ensuite le chemin jusqu’à son nid. Une correspondance commence alors entre le scientifique brillant et connu et le jeune homme enthousiaste.
Réaumur lui propose de s’intéresser à ce qui semble être une reproduction non sexuée chez les pucerons. Réaumur n’avait pas encore réussi à mener à bien l’expérience qui permettrait de le démontrer. Il s’agit « de prendre un puceron à la sortie du ventre de sa mère, et de l’élever de manière qu’il ne puisse avoir de commerce avec aucun insecte de son espère. »
L'expérimentation
Charles Bonnet relate sa première expérience concluante avec un puceron du fusain, qu’il prélève à la naissance pour le placer dans un dispositif expérimental isolant l’insecte de tout contact d’avec ses congénères. Il observe à la loupe toutes les heures son insecte afin d’en étudier le comportement et l’évolution. Il décrit les mues du puceron et son apparence aux différents stades.
C’est après un mois d’observations, au 1er juin 1740, vers sept heures du soir que Charles Bonnet « vi[t] avec un grand contentement qu’il étoit accouché ». Pendant vingt-et-un jours, « la pucerone » va mettre au monde quatre-vingt-quinze petits.
Il envoie ses résultats à Réaumur qui l’enjoint à recommencer l’expérience, ce qui fut fait l’année suivante avec deux pucerons du fusain, isolés et « élevés en solitude » selon le même protocole.
Un troisième ensemble d’expériences porte ensuite sur des pucerons du sureau. il vise à s’assurer que cette propriété de procréer sans le secours de l’accouplement est maintenue de génération en génération. Son oncle, Abraham Trembley, naturaliste également, lui soumet en effet l’hypothèse qu’un accouplement puisse suffire à plusieurs générations. Bonnet va donc prolonger ses expériences sur cinq puis neuf générations de pucerons du sureau « élevés en solitude » qui tous vont procréer sans accouplement.
... comme élément de preuve
« [...] aujourd'hui l'observateur de la nature ne se contente pas de faire les expériences propres à lui faire découvrir la vérité, il en pousse l'examen à une telle certitude qu'elle dissipe jusqu'au moindre doute. Il ne souffre point que le plus léger soupçon, le plus petit nuage en vienne affaiblir l'éclat. » (Traité d'insectologie ou Observations sur les pucerons. Tome I, page 75).
Charles Bonnet décrit le détail de l’expérimentation, ses répétitions et les conditions matérielles appliquées (pages 208-209-210). Il décrit aussi bien les échecs que les succès rencontrés.
Le tout est mis dans le pot en terre comme pour le premier dispositif.
Il fournit au lecteur les tableaux avec les données collectées lors de ses observations (ex. : page 104).
Chacun de ces éléments a pour but d’établir la preuve d’un mécanisme biologique. Les observations répétées, en conditions contrôlées, sont faites sur plusieurs espèces de pucerons pour exclure d’éventuels particularismes. Ce faisant, il passe du particulier au général. Au-delà de l’observation, c’est la preuve argumentée d’un mécanisme stable dans le temps (répétition et saisonnalité des expériences) et commun à de nombreuses espèces de pucerons que Charles Bonnet développe.
Et aujourd'hui à INRAE
INRAE est signataire de la charte française de déontologie des métiers de la recherche.
L’un des principes d’intégrité formulé est celui de la fiabilité du travail de recherche : il est impératif de décrire les protocoles de recherche afin d'assurer la reproductibilité des expériences scientifiques. Les résultats bruts et l’analyse de résultats doivent être conservés. Ils ont vocation à être diffusés auprès de la communauté scientifique et du public.
En cela, nos chercheurs sont les dignes héritiers de Charles Bonnet.
Sources bibliographiques
Bonnet, C. (1745). Traité d'insectologie ou Observations sur les pucerons. Première partie, Éditions Durand (Paris), 288 p.
Bonnet, C. (1745). Traité d'insectologie ou Observations sur les pucerons. Seconde partie, Éditions Durand (Paris), 232 p.
Vos, A. (2012). Charles Bonnet, géant de la nature. Campus, le magazine scientifique de l'UNIGE, n°109, juin-septembre 2012. https://www.unige.ch/campus/numeros/109/tetechercheuse/
Les pucerons, objets scientifiques : l’énigme de la reproduction. Encyclop'Aphid : l'encyclopédie des pucerons, https://encyclopedie-pucerons.hub.inrae.fr/pucerons-et-recherche/les-debuts-de-l-aphidologie/reproduction
Sigrist, R. (2001). L'expérimentation comme rhétorique de la preuve : L'exemple du Traité d'insectologie de Charles Bonnet. Revue d'histoire des sciences, 54-4, p. 419-449. https://www.persee.fr/doc/rhs_0151-4105_2001_num_54_4_2133
Texte rédigé par Pascale Hénaut (INRAE-DipSO).
Pour citer ce texte : Focus Agate : Les pucerons sans père de Charles Bonnet, Pascale Hénaut (INRAE-DipSO), avril 2024. https://agate.inrae.fr/agate/fr/content/focus